Hôpitaux : le point de rupture

11 décembre 2021
Depuis des années les soignants alertent sur la situation dans les établissements de soins publics et privés, ainsi que dans les EHPAD et les établissements médico-sociaux. Les conditions de travail à l’hôpital se sont considérablement dégradées car les hôpitaux doivent faire des économies, alors on rogne sur tout, et de nombreux postes sont supprimés, les premières années chez les administratifs et les techniques, puis chez les soignants.
Avec la tarification à l’activité, il faut faire du chiffre, il faut enchainer les soins. Le métier a toujours été très dur, physiquement, psychologiquement. Aujourd’hui, pour les directions, la logique du rendement prime sur l’aspect humain.
69.000 lits d’hospitalisation fermés entre 2003 et 2017. 7.000 autres sur les deux premières années du quinquennat. En 2020, en pleine épidémie de Covid-19, ils ont fermé 5 700 lits.
Avec un ONDAM qui évolue moitié moins que les besoins des établissements, les gouvernements nous ont coupés les vivres : les hôpitaux ont dû réaliser 8,4 milliards d’euros d’économies en 10 ans (10% de leur budget). Même la loi de financement de la Sécurité sociale votée en décembre 2020 intègre 1,4 milliard d’euros d’économies à réaliser sur les hôpitaux (830 millions pour « améliorer la performance interne » et 215 millions pour « structurer des parcours de soins efficients »).
La charge de travail en milieu hospitalier a beaucoup augmenté ces dernières années. Paradoxalement, cela est lié à une avancée. Avec le développement des soins à domicile, des hôpitaux de jour, les patients qui sont hospitalisés le sont pour des raisons plus graves, donc ils nécessitent davantage d’attention. Et la durée moyenne de séjour a diminuée, ce qui concentre d’autant les soins à réaliser. Mais il y a de moins en moins de personnels infirmiers au lit des patients, donc les infirmières travaillent toujours plus, dans de moins bonnes conditions.
Le virage ambulatoire est adapté pour une personne en bonne santé et jeune, avec seulement une petite opération bénigne de chirurgie. Mais nous sommes dans un contexte de vieillissement de la population, avec de plus en plus de personnes âgées, seules, et donc de personnes qui ne peuvent pas être prises en charge en ambulatoire.
La situation est particulièrement dégradée dans 3 secteurs qui se sont mobilisés : la psychiatrie, les urgences, les EHPAD.
Les jeunes atteints de troubles psychiatriques devraient être pris en charge par des services spécialisés, mais faute de lits en pédopsychiatrie, ils passent par les urgences pédiatriques générales. Faute d’unité dédiée, il arrive que les enfants nécessitant des soins pédopsychiatriques soient pris en charge aux côtés des adultes (25 départements n’ont pas du tout de lits en pédopsychiatrie). Des demandes de suivi en CMP suite aux observations préoccupantes d’école ou de PMI ne peuvent avoir de réponses, faute de professionnels pour les consultations.
En psychiatrie, l’accès aux soins et les missions de prévention, de diagnostic, de soins ambulatoires et d’intervention à domicile sont mis à mal ces dernières années. Le délai d’un premier rendez-vous en CMP/CMPP s’allongent, allant jusqu’à une année pour certains territoires. Nous pouvons de moins en moins répondre de manière adaptée aux besoins des patients et de leur famille.
En 20 ans, 95 services d’urgences publics ou privés non lucratif ont été fermés, ce qui majore le temps d’attente, et amène des patients à rester dans le couloir sur des brancards. Lorsque les urgences sont à 1h de route, cela impacte fortement les chances des patients victimes d’AVC ou de problèmes cardiaques.
En France, en EHPAD il y a seulement 0,6 agent pour un résident (y compris cuisinier, jardinier, administratif, etc.), tandis que le ratio est déjà de 1 à 1,2 agents par résident en Suisse ou au Danemark. Le plan Grand âge 2008-2012 préconisait un agent pour un résident. L’Allemagne est à 1,2 agents, le double de la France, alors que la part des personnes âgées est plus importante avec des résidents toujours plus âgés et plus dépendants.
Ce qui fait fuir les soignants, c’est donc la dégradation continue des conditions de travail. Plus il y a de départs, plus les conditions de travail se dégradent et plus les conditions de travail se dégradent, plus vous avez de nouveaux départs. Ce cercle infernal a été amorcé par le gouvernement, qui a continué à fermer des lits et réduire les budgets des hôpitaux.
Lors du premier pic, nous avions six patients atteints du Covid-19 pour un infirmier en soins intensifs. Lors de la dernière vague, nous étions déjà à huit patients par infirmier, sur un secteur aussi exposé que le Covid-19. Imaginez la situation en médecine générale ou en chirurgie générale. Ces conditions de travail mettent souvent en danger les patients. Les soignants préfèrent donc partir plutôt que d’être complices de cette situation. Il y a une vague de départs très importante depuis le 1er juin 2021, avec des personnes dégoûtées par ces conditions de travail.
Le fait de déplacer les soignants d’un service à l’autre, comme des pions sur le planning, entraine une insécurité professionnelle. Chaque jour, à chaque geste, chaque infirmière vit avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Nous sommes des êtres humains, et l’erreur est humaine. Nous exerçons une profession à haut risque, et nous portons la plus grande responsabilité qui soit : celle de la vie d’autrui.
Or, le manque de personnel, de moyens, de repos et d’un cadre de travail correct peut devenir source d’erreur de la part de n’importe quel soignant. L’infirmière est sans cesse sur le qui-vive, parce qu’à côté des soins à faire, il faut répondre au téléphone, aux patients, aux familles, prendre des rendez-vous, chercher les résultats d’examens, brancarder, commander du matériel, aller chercher des médicaments à la pharmacie, demander au service technique de faire une intervention, envoyer du matériel en maintenance ou réparation, etc.
Sur une année, on estime à 14 jours le temps d’heures supplémentaires non-payées mais reconnues, c’est-à-dire effectuées à la demande de l’administration. Ce à quoi il faut ajouter les heures supplémentaires non-reconnues, au moins une demi-heure en plus par jour. Sur le papier, les infirmières sont aux 35 heures. Mais comme elles travaillent en flux tendu et en sous-effectif, elles sont obligées de rester un peu plus à la fin de leur service pour ne pas alourdir encore la charge de l’équipe qui prend le relais.
Les infirmières sont épuisées, on leur demande de venir travailler sur leurs repos pour remplacer des collègues en arrêt maladie, de modifier régulièrement leur planning, etc. Le risque d’erreur est d’autant majoré. Le « plan blanc » était une solution ponctuelle à un problème aigu. C’est devenu la norme, d’octobre 2020 à fin mai 2021. Résultat depuis juin une énorme vague de départs infirmiers et aides-soignants épuisés, exploités, broyés.
Un des problèmes de la profession infirmière, c’est la distance entre ce que nous sommes, et ce que l’on nous demande de faire au quotidien. Il faut cesser de nous demander d’enchaîner les actes de soins, au profit du sens qui motive ces soins : l’infirmière a besoin de penser son action, et non d’être une simple exécutante d’actes techniques. Une infirmière hospitalière n’est pas une technicienne spécialisée dans une usine à soins. L’infirmière est là aussi pour prendre soin, accompagner et faire de la relation d’aide, de l’éducation à la santé, de l’éducation thérapeutique pour que le patient soit acteur du soin. Il y a une vraie perte de sens.
Il y a aussi un absentéisme important (10%) avec beaucoup de soignants laminés, broyés par le système, avec des conditions de travail de plus en plus difficiles car, entre chaque pic de Covid-19, il y a une suractivité pour essayer de prendre en soin tous les patients chroniques qui n’ont pas été programmés pendant les pics.
L’encadrement est coincé entre le marteau et l’enclume. Dans un contexte de pénurie en personnel et de restrictions budgétaires, source de tension entre la gestion et la clinique, la responsabilité du cadre de santé est de rechercher les conditions de sécurité et de qualité pour les patients et pour l’équipe. Au carrefour de tous les dysfonctionnement, le cadre doit gérer des injonctions de plus en plus paradoxales, avec un manque de reconnaissance de la direction qui considère l’encadrement comme une simple courroie de transmission chargée de gérer les plannings.
Nous sommes confrontés à un problème de transmission des savoirs. Traditionnellement, les anciens épaulent les nouveaux, il y a une transmission des acquis de l’expérience, mais ce compagnonnage est fragilisé par le manque d’effectif et la faible ancienneté des soignants de l’équipe. Les nouvelles diplômées restent quelques années à l’hôpital puis se reconvertissent ailleurs pour avoir de meilleures conditions de travail, généralement dans l’enseignement, le social ou dans les métiers liés à la petite enfance. C’est un vrai gâchis humain.
*** Les attentes de la profession :
1) Rouvrir des lits pour tenir compte des besoins de santé de la population (5,9 lits pour 1000 habitants en France, contre 8 en Allemagne)
2) Créer des postes mais avec une charge du travail compatible avec la qualité des soins. Les recommandations internationales vont vers un ratio soignant/soigné correspondant à 6 à 8 patients par infirmière selon les pathologies.
L’étude parue dans le Lancet montre que chaque patient ajouté à la charge de travail quotidienne d’une infirmière en chirurgie augmente le risque de décès de 7% (sur 420.000 patients de 300 hôpitaux de 9 pays européens).
L’analyse de 19 millions d’hospitalisations en Angleterre (British Medical Journal) montre que lorsque le nombre de patients dont une infirmière a la charge passe de dix à six, la mortalité diminue de 20%.
Les études sur l’Australie et la Californie démontrent qu’une augmentation de la dotation infirmière est rentabilisé par la diminution de la durée du séjour, des réadmissions, de la morbidité, des erreurs médicales et du roulement du personnel infirmier.
3) Revaloriser des salaires. Avec le Ségur de la Santé, nous sommes passés d’un salaire inférieur de 20% à la moyenne européenne à -10%. Il y a donc eu des efforts du gouvernement mais nous sommes toujours sous-payés, au regard de la responsabilité et du niveau de compétence, ce qui entraîne toujours des départs.
4) Reconnaitre les contraintes : les infirmières travaillent un week-end sur deux, mais la prime de dimanche est de seulement 47 euros brut, alors que dans de nombreux métiers, le salaire du dimanche est doublé.
De même pour le travail de nuit : la prime est d’un euro brut en plus de l’heure, c’est dérisoire. On ne demande pas l’aumône, mais la reconnaissance des conditions de travail du personnel infirmier.
5) Réactualiser le décret d’exercice infirmier de 2004 en respectant nos compétences autonomes.
6) Faire enfin aboutir la réingénierie des IBODE, puéricultrices et cadres de santé (bloquées depuis 2009). Mieux reconnaitre les compétences des IADE et des infirmiers de réanimation.
7) Reconnaitre la pénibilité du métier : Travail de nuit, en équipes successives alternantes, horaires décalés, pénibilité physique et exposition à des risques chimiques et biologiques, se cumulent et touchent fortement les infirmières. L’espérance de vie d’une infirmière, c’est 78 ans, contre 85 ans pour toutes les Françaises (caisse de retraite CNRACL). De même, 30 % des aides-soignantes et 20% des infirmières partent en retraite avec un taux d’invalidité.
La réforme des retraites de François Fillon en 2003 avait établi une bonification d’un an tous les 10 ans, qui a été ensuite supprimée en 2010 par Roselyne Bachelot lors du passage en catégorie A.
Qu’elles exercent dans le secteur public ou dans le secteur privé, nous réclamons pour les infirmières une majoration de durée d’assurance d’un an pour dix ans, au travers d’un départ anticipé à la retraite, qui reconnaît la pénibilité du métier.
8) Reconnaitre en maladie professionnelle l’ensemble des soignants contaminés COVID19 (85.000 en établissements de soins, et 55.000 autres en EHPAD) alors que seulement 1690 dossiers ont été validés par les CPAM au 26.11.21
9) Rétablir l’entretien pour l’accès en IFSI via Parcoursup
10) Financer un temps dédié pour les tuteurs de stage des étudiants infirmiers
11) Imposer aux employeurs (sous contrainte financière) l’envoi en formation DPC (développement professionnel continu) des professionnels de santé salariés. Aujourd’hui l’employeur est juge et partie, et la majorité des salariés reste sans formation « cœur de métier » ou ne peut partir en formation faute d’effectif.
12) Revaloriser l’encadrement infirmier. Les directions doivent laisser l’encadrement redonner du sens aux actions entreprises afin de s’affranchir du carcan administratif, mobiliser les compétences pour résoudre les problèmes, et donner plus de libertés aux soignants pour les responsabiliser. Nous avons besoin d’un encadrement qui soit force d’adaptation et d’anticipation, dans une dynamique collective basée sur les compétences des professionnels de santé.
Analyse de situation et propositions formulées dans la résolution générale adoptée par l’AG du SNPI le 08.12.21