Des médicaments dans l’eau, et personne pour les filtrer ?

22 juin 2025

L’eau du robi­net contient aujourd’hui plus de rési­dus médi­ca­men­teux que de pes­ti­ci­des. Et tout le monde en boit. Ces der­niè­res années, plu­sieurs études ont révélé la pré­sence cons­tante de médi­ca­ments dans les réseaux d’eau pota­ble : anti­bio­ti­ques, anti­dé­pres­seurs, anti­dia­bé­ti­ques, anti­can­cé­reux, hor­mo­nes, antal­gi­ques... Tous types de molé­cu­les se retrou­vent dans les cours d’eau, les nappes, et par­fois jusque dans les verres. Le plus inquié­tant ? Tous les prin­ci­pes actifs ne sont même pas recher­chés. Leur impact sani­taire, lui, reste encore lar­ge­ment sous-estimé.

Ce sujet tabou a fait irrup­tion dans les débats du Congrès mon­dial du SIDIIEF, à Lausanne en juin 2025. Face à une pol­lu­tion invi­si­ble mais omni­pré­sente, les infir­miè­res ont démon­tré qu’elles pou­vaient être bien plus que des soi­gnan­tes : des vigies, des péda­go­gues, des actri­ces de la tran­si­tion écologique dans les soins. William Perel, Secrétaire Général du SNPI, a par­ti­cipé à la ses­sion sur l’impact caché des médi­ca­ments.

Le pro­blème est simple à poser, mais com­plexe à résou­dre. Une part de la conta­mi­na­tion pro­vient des rejets indus­triels : lors du net­toyage des cuves entre deux pro­duc­tions, des rési­dus peu­vent être direc­te­ment relâ­chés dans l’envi­ron­ne­ment. L’autre part est d’ori­gine humaine. Après inges­tion, les médi­ca­ments sont par­tiel­le­ment éliminés par les urines et les selles, puis rejoi­gnent les eaux usées. Or les sta­tions d’épuration ne sont pas conçues pour fil­trer ces sub­stan­ces chi­mi­ques com­plexes. Résultat : la faune aqua­ti­que se fémi­nise, les algues pro­li­fè­rent, et l’eau que l’on boit contient par­fois des traces d’hor­mo­nes ou d’anti-inflam­ma­toi­res. Ce n’est pas de la science-fic­tion. C’est de l’eau cou­rante.

Mais réduire la pol­lu­tion médi­ca­men­teuse ne se décrète pas. Elle se cons­truit dans la pra­ti­que, au cœur des établissements, dans la rela­tion au patient, dans chaque acte pres­crip­teur. C’est pré­ci­sé­ment ce que plu­sieurs inter­ve­nants ont démon­tré à Lausanne.

Depuis 2016, la Suisse impose l’ins­tal­la­tion de filiè­res de trai­te­ment aux micro­pol­luants dans les sta­tions d’épuration de taille moyenne à grande, ciblant notam­ment les rési­dus phar­ma­ceu­ti­ques. À Genève, la sta­tion de Villette intè­gre un filtre à char­bon actif après le trai­te­ment bac­té­rien : 80 % de micro­pol­luants sont reti­rés, et 37 sta­tions sont déjà équipées, avec 140 pré­vues d’ici 2040. Cette réus­site est consi­dé­rée comme un modèle euro­péen : la Suisse est 10 à 15 ans en avance par rap­port aux pays voi­sins. Que fait la France ?

Aux États-Unis, cer­tains fil­tres domes­ti­ques très per­for­mants (osmose inverse, nano­fil­tra­tion, char­bon actif cer­ti­fié) per­met­tent d’éliminer pres­que tota­le­ment les rési­dus médi­ca­men­teux. Mais quand la santé dépend de la capa­cité à fil­trer ce que le sys­tème laisse passer, ce n’est plus de la pré­ven­tion, c’est de la sélec­tion sociale. L’accès à une eau réel­le­ment saine devient un pri­vi­lège. Et cette iné­ga­lité-là ne figure dans aucune courbe de mor­bi­dité. Une bar­rière pour l’eau propre, une frac­ture de plus en santé publi­que.

Dans les établissements médico-sociaux, un rési­dent reçoit en moyenne neuf médi­ca­ments par jour. Pourtant, beau­coup pour­raient être évités. Un laxa­tif rem­placé par une bonne hydra­ta­tion, une ali­men­ta­tion adap­tée et un lever régu­lier. Un anxio­ly­ti­que par un accom­pa­gne­ment rela­tion­nel ren­forcé. La dépres­crip­tion, lorsqu’elle est coor­don­née et accep­tée, amé­liore la qua­lité de vie. Elle réduit aussi les ris­ques d’effets secondai­res, les inte­rac­tions médi­ca­men­teu­ses, et… la pol­lu­tion envi­ron­ne­men­tale.

Mais encore faut-il savoir quoi pres­crire. Et à quel prix écologique. Une clas­si­fi­ca­tion des médi­ca­ments selon leur impact envi­ron­ne­men­tal a été pro­po­sée par le Dr Thierry Charmillot en 2025. Certains ont un niveau de risque élevé pour la vie aqua­ti­que et les écosystèmes tels cer­tains anti­bio­ti­ques (cla­ri­thro­my­cine, azi­thro­my­cine, cipro­floxa­cine, sul­fa­mé­thoxa­zole), ou anti-inflam­ma­toi­res (diclo­fé­nac, ibu­pro­fène), alors que d’autres ont un risque envi­ron­ne­men­tal faible, comme le para­cé­ta­mol, l’anti­dia­bé­ti­que met­for­mine ou cer­tains anti­bio­ti­ques (ofloxa­cine, sul­fa­dia­zine). L’idée : favo­ri­ser l’éco-pres­crip­tion en choi­sis­sant les molé­cu­les les plus bio­dé­gra­da­bles. Le prin­cipe est simple, mais l’accès aux don­nées reste dif­fi­cile. Peu de labo­ra­toi­res com­mu­ni­quent sur la per­sis­tance de leurs pro­duits dans l’envi­ron­ne­ment. Là encore, le rôle infir­mier est essen­tiel : inter­ro­ger, tracer, aler­ter.

À l’Hôpital Universitaire de Genève (HUG), une stra­té­gie de dura­bi­lité a été enga­gée dès 2022. Elle s’appuie sur un réseau d’acteurs volon­tai­res : des infir­miè­res réfé­ren­tes dans chaque ser­vice, une coor­di­na­trice de la tran­si­tion écologique et un sou­tien ins­ti­tu­tion­nel fort. Le soin est repensé dans toutes ses dimen­sions : choix des médi­ca­ments, ges­tion des déchets, réduc­tion des consom­ma­tions.

Une action simple mais redou­ta­ble­ment effi­cace : pri­vi­lé­gier la voie orale plutôt que l’injec­tion. Moins de maté­riel à usage unique, moins de consom­ma­tion d’énergie, moins de pol­lu­tion. Et un béné­fice inat­tendu : le temps libéré par la pré­pa­ra­tion des injec­ta­bles peut être réin­vesti dans la rela­tion de soin. Car oui, soi­gner mieux peut aussi pol­luer moins.

D’autres établissements ont emboîté le pas. Une soixan­taine d’unités du CHU de Bordeaux sont enga­gées dans le dis­po­si­tif des Unités dura­bles pour réduire l’impact de leurs acti­vi­tés sur l’envi­ron­ne­ment, au béné­fice de la santé des patients et pour le bien-être des pro­fes­sion­nels, avec un label « éco-unité ». Ce mou­ve­ment, encore dis­cret, pour­rait deve­nir une norme. À condi­tion de reconnaî­tre et de sou­te­nir les pro­fes­sion­nels qui s’enga­gent.

Les infir­miè­res ne peu­vent pas tout faire. Mais sans elles, rien ne chan­gera. Car leur rôle dépasse la simple exé­cu­tion de pres­crip­tions. Elles accom­pa­gnent les patients dans leurs choix, elles sont au contact direct des pra­ti­ques concrè­tes, elles peu­vent faire le lien entre qua­lité du soin et res­pect de l’envi­ron­ne­ment. Ce sont elles qui peu­vent convain­cre un patient de repor­ter une ima­ge­rie inu­tile. Ce sont elles qui peu­vent pro­po­ser une alter­na­tive non médi­ca­men­teuse. Ce sont elles, enfin, qui peu­vent faire enten­dre une autre manière de soi­gner.

Les soi­gnants ne sont pas des pol­lueurs. Mais leurs pra­ti­ques le sont deve­nues malgré eux. Il est temps d’en pren­dre cons­cience, et de trans­for­mer cette contrainte en oppor­tu­nité. Moins de médi­ca­ments. Mieux choi­sis. Mieux uti­li­sés. L’impact envi­ron­ne­men­tal du soin n’est plus une donnée mar­gi­nale. C’est un enjeu de santé publi­que. Et une res­pon­sa­bi­lité pro­fes­sion­nelle.

Combien de rési­dus médi­ca­men­teux faudra-t-il encore détec­ter dans l’eau pota­ble avant que chaque pres­crip­tion intè­gre sa part d’empreinte écologique ?

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