La France, championne du cancer : cinquante ans d’alertes ignorées

12 octobre 2025
389,4 cas pour 100 000 habitants. C’est le chiffre qui place la France en tête mondiale du nombre de cancers rapporté à la population, selon The Lancet. Un record inquiétant, d’autant que le cancer reste la première cause de mortalité du pays : près d’un décès sur trois.
Ce n’est pas seulement une question de statistiques. C’est un signal d’alarme sur un modèle de prévention en panne, des expositions environnementales persistantes, et une santé publique qui peine à anticiper.
Notre pays ne dispose même pas d’un registre national complet des cancers. Derrière l’apparente précision du chiffre global, les écarts régionaux sont considérables. Certaines zones rurales, fortement exposées aux pesticides, manquent de données. D’autres, plus urbanisées, cumulent pollution atmosphérique et modes de vie à risque. La vérité, c’est que la France ne connaît pas exactement sa situation. Mais une chose est sûre : les cancers augmentent, et plus vite que chez ses voisins européens.
Le poids des comportements à risque
Le recul du tabagisme en France est réel, mais lent. En dix ans, la proportion de fumeurs quotidiens est passée de 30 % à 25 %. Pourtant, ce taux reste parmi les plus élevés d’Europe. Et chez les femmes françaises, 23 % fument quotidiennement, un record européen selon l’OCDE.
Même tendance du côté de l’alcool : les Français boivent davantage que la moyenne européenne. L’alcool est pourtant classé cancérogène avéré (groupe 1) par le Centre international de recherche sur le cancer. Il serait responsable de plus de 10 % des cancers chez l’homme et près de 5 % chez la femme.
Tabac et alcool : ces deux comportements concentrent à eux seuls un tiers des cancers évitables. Et malgré des décennies de campagnes, ils continuent de toucher les milieux les plus fragiles.
La prévention n’a pas échoué ; elle s’est essoufflée. Parce qu’informer ne suffit pas à faire changer. Parce que les campagnes générales ratent souvent ceux qui auraient le plus besoin d’être accompagnés.
Des dépistages insuffisants
Au niveau européen, la France fait figure de mauvaise élève du dépistage. Selon l’Organisation européenne du cancer, la participation nationale est inférieure à la moyenne pour les trois principaux programmes : cancer du sein, colorectal et col de l’utérus.
En pratique, à peine une femme sur deux réalise le dépistage du sein recommandé entre 50 et 74 ans. Le dépistage colorectal, pourtant simple et gratuit, atteint difficilement 35 %.
Ces retards ne sont pas anodins : ils se traduisent par des cancers détectés plus tard, des traitements plus lourds et une mortalité évitable. Le paradoxe français est cruel : un pays doté d’un système de santé universel, mais incapable d’assurer à chacun un accès équitable à la prévention.
L’environnement, ennemi invisible
Les comportements individuels ne suffisent pas à expliquer ce fardeau. L’environnement joue un rôle majeur.
Le cadmium, métal lourd classé cancérogène, illustre cette exposition silencieuse. Présent dans certains engrais phosphatés importés du Maroc et massivement utilisés en France, il contamine sols et eaux. L’imprégnation moyenne des Français est trois fois supérieure à celle des Américains, deux fois à celle des Italiens.
La France reste aussi l’un des plus gros utilisateurs mondiaux de pesticides. Ces substances sont associées à des lymphomes, des cancers de la prostate chez les professionnels agricoles, et à certains cancers pédiatriques dans les zones riveraines.
S’y ajoutent les phtalates, les PFAS et d’autres perturbateurs endocriniens omniprésents dans les plastiques, les cosmétiques, les textiles ou les emballages alimentaires. Des substances dont les effets sur la santé hormonale et cancérogène sont aujourd’hui bien documentés.
Cinquante ans d’alertes ignorées
Cela fait plus d’un demi-siècle que la science tire la sonnette d’alarme. Dès les années 1970, des études montraient le lien entre la pollution chimique, la destruction de la biodiversité et la progression des cancers humains. Les chercheurs parlaient déjà de “violence chimique” pour décrire cette imprégnation lente, diffuse, irréversible, qui transforme l’environnement en facteur de risque permanent.
Ces connaissances n’ont rien de nouveau. Ce qui l’est, c’est leur banalisation. Les preuves s’accumulent, mais les décisions politiques tardent. Les interdictions sont partielles, les contrôles faibles, les alternatives lentes à venir. Ce décalage n’est pas neutre : il signifie que les pouvoirs publics connaissent les risques mais n’agissent pas à la hauteur des enjeux.
Par manque de courage, ou par complaisance envers les intérêts industriels, la santé publique a été reléguée au second plan. Les mêmes produits continuent d’être vendus, pulvérisés, consommés. Et pendant ce temps, les cancers progressent, la biodiversité s’effondre, les corps s’abîment.
Ce constat n’est pas polémique : il est factuel, documenté, et partagé par les grandes instances scientifiques internationales. Il interroge la capacité d’un pays à protéger ses citoyens lorsque l’économie pèse plus lourd que la santé.
Le cancer du sein, miroir de la société
Le cancer du sein est le plus fréquent en France. Il touche près de 60 000 femmes chaque année et reste la première cause de mortalité féminine par cancer. Selon le CIRC, 37 % des cas sont liés à des facteurs dits modifiables : alcool, tabac, sédentarité, obésité, expositions hormonales ou environnementales.
Le programme national de dépistage, instauré depuis vingt ans, peine pourtant à convaincre : le taux de participation plafonne à 50 %, loin de l’objectif européen de 70 %. Dans les départements les plus modestes, il tombe parfois à 35 %.
Ce décalage révèle un malaise plus profond : la prévention reste perçue comme un acte administratif, pas comme un soin. Or, dépister, c’est soigner avant la maladie. Et cet acte préventif, lorsqu’il est porté par des soignants de proximité, change tout.
Les inégalités, angle mort de la santé publique
Les cancers ne frappent pas au hasard. Le risque augmente avec la pauvreté, le manque d’accès aux soins, le niveau d’éducation. Les données de la DREES le confirment : entre 2006 et 2016, l’écart de mortalité par cancer entre les 20 % les plus riches et les 20 % les plus pauvres s’est creusé.
Habiter à proximité de grands axes routiers, d’usines ou d’exploitations agricoles multiplie les expositions. Ne pas avoir de médecin traitant retarde les diagnostics. Et renoncer à un examen pour des raisons financières n’est plus une exception. Ces réalités sont connues, mais rarement intégrées dans les politiques nationales.
La lutte contre le cancer ne se joue pas seulement dans les laboratoires ou les blocs opératoires. Elle commence sur le terrain. Là où les infirmières accompagnent, écoutent, repèrent. Prévenir, ce n’est pas seulement informer. C’est aider à comprendre, motiver, rendre possible.
Prévenir ne se décrète pas ; cela se construit, chaque jour, dans la relation de soin. C’est là que le rôle infirmier devient central. Présentes dans les hôpitaux, les écoles, les entreprises ou les domiciles, les infirmières sont les premières à repérer les comportements à risque, à accompagner les changements de mode de vie, à expliquer les dépistages.
Informer sur les dépistages, sensibiliser à l’alcool, au tabac, à l’alimentation, à l’environnement : chaque entretien, chaque visite à domicile est une occasion d’agir avant la maladie. Les infirmières jouent ici un rôle irremplaçable. Elles parlent le langage du quotidien, celui des choix possibles.
Elles interviennent au moment où les décisions se prennent : quand une patiente hésite à faire une mammographie, quand un travailleur minimise son exposition, quand un parent s’interroge sur l’alimentation de son enfant. Cette proximité donne une force unique à la prévention : celle de la confiance. L’éducation à la santé passe par la parole, le regard, la répétition des gestes simples. C’est un savoir-faire autant qu’un savoir.
Une nouvelle génération d’infirmiers élargit encore ce rôle : les éco-infirmiers. Ils intègrent la santé environnementale à la pratique quotidienne. Leur mission : identifier les sources d’exposition évitables et proposer des alternatives concrètes.
À domicile, ils sensibilisent aux produits ménagers, à la ventilation, à la qualité de l’eau. À l’hôpital, ils repensent les circuits de déchets, remplacent les désinfectants toxiques, optimisent les consommables.
Dans les collectivités, ils forment les professionnels de la petite enfance ou les enseignants aux gestes de prévention environnementale.
Ce champ émergent redonne du sens au soin. Parce que la santé ne s’arrête pas au corps : elle inclut le milieu de vie.
Malgré trois Plans Cancer successifs, la France reste en retard sur la prévention. Moins de 2 % du budget national de santé y est consacré, contre 6 % en moyenne dans les pays nordiques. Par ailleurs, nous avons une fragmentation des acteurs : la prévention est financée par l’assurance maladie, l’État, les collectivités territoriales, parfois les ARS, les programmes européens,... Les plans de dépistage ciblés sur les populations à risque, la réduction des expositions chimiques et la lutte contre les inégalités sociales devraient être au cœur d’une nouvelle stratégie nationale.
Une question simple, mais dérangeante
Comment un pays aussi médicalisé, aussi riche de compétences, peut-il compter autant de cancers évitables ?
Peut-être parce qu’il a oublié que soigner ne commence pas au diagnostic, mais bien avant : là où la vie quotidienne devient santé.
Et si la première ligne contre le cancer, ce n’était pas la recherche de pointe, mais le soin de proximité ?