Réflexions sur l’évaluation
10 décembre 2007
En date du 15 mai 2007 a été publié le décret fixant "le contenu du cahier des charges pour l’évaluation des activités et la qualité des prestations des établis-sements et services sociaux et médico-sociaux" pour les organismes évaluateurs qui seront habilités par l’Agence Nationale de l’Evaluation. La notion d’évaluation dans le cadre de la loi 2002-2 se trouve consolidée.
Le Conseil national de l’évaluation sociale et médico-sociale avait publié en septembre 2006 un Guide de l’évaluation interne rappelant que le législateur "consacre le droit et la participation des usagers" en promouvant "les conditions d’une relation de qualité à l’usager, l’amélioration continue des activités et de la qualité des prestations".
Ces orientations s’appuient sur une définition du Conseil Scientifique de l’Evaluation : "L’évaluation a pour finalité de contribuer à l’élaboration d’un jugement de valeur, de préparer une décision, d’améliorer pratiquement la mise en œuvre d’une politique ou le fonctionnement d’un service."
Six objectifs sont fixés :
faire évoluer les pratiques et les compétences,
produire les connaissances pour nourrir la décision,
renouveler le dialogue,
valoriser l’action conduite,
s’adapter et anticiper les besoins sociaux,
interpeller pour contribuer à l’évolution du secteur.
Le décret 2007-975 confirme la philosophie et les orientations énoncées dans le guide. Le lien entre les évaluations interne et externe était déjà établi par la note d’orientation numéro 1 du 21 octobre 2005 fixant leurs complémentarités. Il est cette fois précisé que les champs des évaluations interne et externe doivent être les mêmes. La référence aux bonnes pratiques avait fait l’objet d’une note numéro 2 du 24 janvier 2006. Enfin il est rappelé que les résultats des évaluations sont transmis à l’Autorité qui, ayant délivré l’autorisation, la reconduit ou demande à l’établissement ou service de déposer un dossier spécifique.
L’évaluation n’est pas une photographie des activités à un moment donné mais s’inscrit dans le temps de l’action dont elle mesure les effets prévus et imprévus. Elle rend compte des résultats des démarches d’amélioration continue de l’activité. A ce titre elle doit viser à la production de connaissances et d’analyse au regard de deux volets : "l’effectivité des droits des usagers et les logiques d’action et axes de travail concernant l’accompagnement au dévelop-pement personnel, à l’autonomie, selon la personnalité, les limitations d’activités ou la situation de fragilité de chaque individu, la sensibilisation au risque d’isolement affectif et social, la prise en compte des interactions avec les proches et l’environnement, l’inscription des actions dans la continuité des choix de l’individu, le travail mené sur l’accès au droit".
Enfin, rappel d’un des apports les plus importants de la loi 2002-2, "l’évaluation contribue à la coopération entre les usagers, les professionnels, les gestionnaires et les autorités publiques".
Si nous avons pris le temps de retranscrire ces longs extraits des textes officiels c’est pour remettre en mémoire les termes utilisés et mettre en évidence leur proximité avec la terminologie en vogue au-delà du seul secteur social et médico-social par la novlangue managériale.
L’expérience nous montre que les textes précédents ont souvent conduit les employeurs à adopter une attitude de seule mise en conformité avec la loi, notamment en ce qui concerne le droit des usagers et la participation. Agissant de la sorte ils ont renforcé le déni par rapport au travail réel. Quelquefois les textes ont même été utilisés comme auxiliaires de management et de pression à l’encontre des salariés.
Il appartient aux cadres de s’approprier la démarche, ses présupposés et ses enjeux. Les décrets budgétaires, de groupements et de qualification remettaient en question l’organisation du secteur social et médico-social. Le décret sur l’évaluation en se centrant sur les questions du droit des usagers et de la qualité du service touche davantage l’exercice professionnel. Dans ce contexte l’évaluation peut être à la fois ressentie comme une menace mais aussi comme une opportunité si nous savons nous en saisir.
L’évaluation, mot et pratique à la mode, est d’une apparition récente. Il n’y a pas si longtemps on utilisait davantage celui de bilan par rapport à un projet. Aujourd’hui toute demande se voit adjointe de passer sous les fourches caudines de l’évaluation. S’agit-il d’une précaution pragmatique, d’une manière de différer l’action, d’une obsession de la valeur en difficulté de définition ? A moins que ce ne soit comme le disait Jean-Jacques Lottin aux Assises de la psychiatrie médico-sociale de juin 2007 "le risque du délire paranoïaque" ?
Il semble que se manifeste une volonté de plus en plus forte de vouloir tout maîtriser, tout contrôler. Après avoir voulu contrôler la nature, avec les errements écologiques que l’on sait, il s’est agi de contrôler les actions et aujourd’hui la subjectivité de l’homme. Au final ce serait d’errements anthropologiques, de transformation du sujet dont il faudrait parler, où une liberté sous forme de toute puissance a pris le pas sur la responsabilité. De façon significative, à un autre niveau, que penser d’un établissement transformant l’appellation note d’incident en note d’aléa, sinon que ce qui fait problème est sorti de la sphère de la responsabilité pour avoir échappé à une conduite prescrite.
Nous arrivons à un point de tension extrême dans lequel simultanément il est fait appel à la mobilisation subjective et où la prise en compte de l’imprévu est renvoyée à un statut de non sens. Mais peut-on encore parler de sujet quand la rencontre avec l’autre s’inscrit dans le cadre de pratiques envisagées au regard de procédures, de références, de recommandations ? Le psychanalyste Jean-Pierre Lebrun nous alerte sur la nécessité de la confrontation pour la construction du sujet.
L’approche du handicap, de la gestion du handicap, en termes de compensation laisse entendre une présentation de la perspective consumériste ; à savoir combler un manque et donner l’illusion d’une complétude possible. Ce sont les mêmes ressorts qui sont utilisés par la publicité induisant un comportement addictif, supprimant toute possibilité de singularisation. Il ne reste qu’à se conformer.
Au lieu de se plaindre que les gens soient devenus individualistes, il serait plus judicieux de prendre acte qu’une orientation de la société les pousse ou même les réduit, prisonniers à l’intérieur de dispositifs, (Michel Foucault, Giorgio Agamben), à être individualistes. A ce stade le sujet est plus individu en voie de "clonisation" que sujet, être parlant. Un parallèle peut s’établir entre cette mise à mal du sujet empêché d’être par la confrontation, et la difficulté de la syndicalisation par l’empêchement de la constitution des collectifs et de la conflictualité. Décidément la contradiction est d’une première urgence.
Le projet, concept central des années 80 hérité de la prospective, indiquait une orientation vers le futur. L’évaluation se tourne vers des actions déjà réalisées et des besoins à identifier. La perspective temporelle a donc été modifiée et l’action s’est déplacée vers l’immédiat et l’individualisation. Ce dernier déplacement est double. Il concerne bien évidemment le service rendu à l’usager mais aussi la démarche dans son ensemble.
Notons d’une part, l’absence de définition de la qualité. Le législateur se contente de viser les conditions d’une relation de qualité et l’amélioration continue de la qualité de la prestation. D’autre part, l’évaluation est introduite par une auto-évaluation qui déterminera l’évaluation externe. L’individualisation de la prise en charge se trouve ainsi doublée d’une construction spécifique de l’évaluation par l’établissement ou le service.
L’usager est appréhendé à travers la consommation d’un service en raison de la compensation par laquelle le législateur veut garantir l’accès à la vie sociale. L’établissement ou service quant à lui est producteur, quelque fois coproducteur, d’une prestation dont il lui appartient de fixer la norme de qualité et les éléments d’amélioration. Remarquez le paradoxe qu’il soit choisi de parler de participation à la vie sociale au moment où le discours ambiant déplore le délitement du lien social. Dans le même temps les professionnels déplorent de plus en plus le recul, quand ce n’est pas l’abandon, de la perspective clinique alors qu’on aurait pu penser qu’elle était l’élément premier d’une qualité de l’accueil et de l’accompagnement.
Des réactions doivent se faire jour. A l’heure actuelle la conception des services est principalement guidée par des considérations gestionnaires relayées ou provoquées par un arsenal de textes législatifs, réglementaires et de procédures de toutes sortes. Il manque une vision des connexions qui pourraient être envisagées à partir de la prestation.
Et pour cause, là où l’imagination concertée, caractéristique d’une société de la connaissance, aurait dû être un moteur elle est tenue à l’écart. L’enquête sur la qualité des conditions de travail menée dans le cadre du SNC3S de la CFE-CGC montre que les attentes des professionnels en matière de participation sont grandes. Elles devraient pouvoir se manifester à partir de l’évaluation de la qualité qui n’est pas affaire de conformité mais de recherche et de création.
Là où les espaces de débat n’existent pas, des collectifs extérieurs doivent être mis en place par l’action syndicale. Ils auraient pour mission de réfléchir et d’impulser la mise en œuvre de réponses aux besoins des usagers sous-tendues par une partition rééquilibrée de l’analyse clinique et des impératifs de gestion tout en incluant, comme facteur facilitant, l’amélioration de la qualité des conditions de travail. Cela n’est pas très éloigné de la préoccupation du législateur qui demande à l’organisme évaluateur d’examiner "la capacité de l’établissement ou du service à mettre en œuvre des dispositifs d’alerte et de formation permettant de mesurer la fatigue professionnelle". Au-delà de la mesure nous préconisons l’action.