Thierry Amouroux : redonner du sens à notre exercice et affirmer l’identité infirmière

2 juillet 2023
Intervention de Thierry Amouroux, lors du séminaire du CIF Collège Infirmier Français, le 31.05.23
A l’hôpital, « prendre soin » n’est guère valorisé. L’identité infirmière est menacée par ceux qui considèrent que le vécu n’a ni importance, ni intérêt, et qu’au lieu de le prendre en compte, on devrait le mettre entre parenthèses, et le réduire pour faire place nette devant le mesurable, le quantifiable, le technologique.
La profession infirmière n’a réellement d’avenir, comme profession autonome, que dans la mesure où elle assumera ou se réappropriera pleinement ce qui est son champ propre d’intervention : l’accompagnement de la personne soignée dans son parcours, dans lequel elle peut donner toute la plénitude à son rôle autonome, de part son jugement clinique.
Il ne s’agit pas ici de maintenir l’infirmière au lit du malade. L’infirmière peut être au lit de la patient et penser, réfléchir et s’affirmer dans toute sa dimension socio-professionnelle. Au lit du malade, avec une véritable relation avec le patient : relation d’écoute, d’accompagnement, de conseil, d’éducation à la santé, d’éducation thérapeutique.
Le quotidien ne saurait se réduire aux soins de nursing, et ces derniers ne sauraient se confondre avec le quotidien. Le penser oblige le soignant à regarder au-delà de la personne soignée, du lit, de la chambre, vers les rapports sociaux de production, tels que la division des tâches, si souvent présente pour les professionnels en exercice à l’hôpital.
Quand un soignant a le sentiment qu’il existe des tâches valorisantes, mais qui ne sont pas les siennes, et d’autres, rebutantes, secondaires parce qu’ignorées, triviales parce que répétitives, qui font partie de son lot quotidien, qui s’adressent à des personnes dont on a fini par oublier qu’elles sont citoyennes, il y a là les conditions nécessaires pour que naissent frustrations, tensions, conflits, dont le patient a de grandes probabilités de faire les frais.
Traiter un patient en être humain est plus facile à envisager qu’à maintenir dans les faits quotidiens. Et si cette négation du malade, parfois à l’œuvre dans la vie quotidienne, trouvait son origine dans la négation dont l’infirmière fait également l’objet ?
Logiques médicale, administrative et soignante
La logique médicale, centrée sur la pathologie, dans un contexte d’évolution des connaissances et de technicisation des savoirs, est appelée à se spécialiser de plus en plus.
La logique administrative relativise la lutte contre la souffrance, la maladie, la mort en s’appuyant parfois sur un rapport coût/efficacité, souvent dans une conception purement comptable.
La logique soignante doit se développer en réponse à la demande globale de la personne soignée. Celle-ci recouvre certes des attentes d’actes techniques, mais aussi un besoin de repérer les différents prestataires de soins, un besoin d’humanisation, de confort. De part ses connaissances techniques et son approche relationnelle, l’infirmière est à un carrefour qui la désigne tout naturellement pour jouer ce rôle de coordination. Proche du patient, et assurant une présence permanente, l’infirmière est la coordinatrice des actions que cette demande nécessite. Elle est le repère et le trait d’union entre la personne soignée, sa famille, le médecin, les autres professionnels de santé et l’institution.
La demande de soins constitue la première attente de la population. Mais le soin est un moment privilégié, pendant lequel la personne soignée pose des questions, exprime ses angoisses. Dans un premier temps, il s’est adressé à une “technicienne du soin”, et à cette occasion il découvre que son besoin va au-delà : il a un trop plein à déverser, une confidence à faire à la “relationnelle du soin”, ou bien des interrogations à formuler, des conseils à obtenir de “l’éducatrice de santé”.
Identité infirmière
Pourtant, le discours tenu par les infirmières hospitalières sur elles-mêmes, sur leur profession, est souvent un discours plus défaitiste que confiant, plus dévalorisant que valorisant, plus destructif que constructif. Comme si la profession toute entière était atteinte d’un grave syndrome dépressif, d’une crise existentielle, inquiétante pour sa survie.
Lorsque nous disons que nous n’avons pas d’autonomie, pas de pouvoir, pas de zones de décisions, que nous sommes traitées comme de simples exécutantes, voulons-nous dire que nous nous considérons comme des opprimées, des subordonnées ?
Au contraire, même appliquer un traitement prescrit, c’est réintégrer dans une démarche de soins tous les éléments singuliers, personnels d’une personne, qui permettront de dispenser le soin de la manière la plus adéquate possible, et ceci demande intelligence, discernement, compétence, savoir, et exige des initiatives, des décisions.
Et si la qualité du soin dépend, certes, de la fiabilité du diagnostic et de l’exactitude de la prescription, elle dépend autant, si ce n’est plus, de la manière dont le soin sera exécuté. Exécuter un traitement ou un soin prescrit par un médecin, est un acte impliquant, il exige l’établissement d’une relation entre celui qui donne et celui qui reçoit, entre celui qui fait et celui qui se laisse faire. Il fait également appel au jugement clinique du professionnel infirmier.
Depuis un décret de 1999 qui habilite n’importe quelle personne à effectuer des aspirations endo-trachéales (moyennant une formation comprenant deux jours de théorie suivis de trois jours passés dans un service prenant en charge des patients trachéotomisés), les décideurs sont entrés dans une logique de déqualification des soins, qui ne prend en compte que l’acte technique en lui même, sans considérer le sens qu’il a pour une personne donnée, ni l’importance de la qualification de la personne agissante, qui permet d’aller au delà du geste, et surtout de réagir promptement et avec efficacité en cas de problème.
Donner du sens aux soins
L’infirmière est là pour faire face au fait que l’homme donne un sens à tout ce qui l’affecte, à tout ce qu’il rencontre ; que tout a un sens dans le monde personnel de chacun, même la maladie.
La profession infirmière est irremplaçable, parce que la permanence de sa présence assure la continuité des soins, et permet une démarche de synthèse indispensable pour individualiser les soins, indispensable pour appréhender le patient comme une personne. Cette caractéristique impose une vue globale, qui contredit l’analyse qui découpe et isole une fonction.
Or, le débat actuel sur la dépendance s’oriente vers la logique du moindre coût, qui fait appel principalement à des travailleurs sociaux peu qualifiés comme les auxiliaires de vie, ou des métiers peu formés comme les assistants de soins en gérontologie. Une coordination par des professionnels infirmiers est indispensable, parce que dans l’équipe de soins, de par sa formation et son expérience, l’infirmière est la seule à pouvoir décoder toutes les informations concernant la personne soignée, quelles que soient leur nature et leurs sources. C’est-à-dire leur donner un sens qui pourra déterminer les actions à entreprendre, les comportements à adopter.
En tant que militants, nous sommes confrontés au quotidien à la détérioration des conditions de travail, qui place de plus en plus les infirmières hospitalières en situation de commettre des erreurs. Nous avons une profession formidable, mais les conditions d’exercice sont telles que nous avons une usure prématurée des jeunes professionnelles, et une démotivation des plus anciennes. Pour assurer l’attractivité et la fidélisation, il convient de rénover l’exercice hospitalier.
Nouvelles missions infirmières
Avec la réécriture du décret d’exercice infirmier, la formulation de nouvelles missions et de nouveaux rôles infirmiers, notre profession est à un tournant. Nous souhaitons faire entendre l’expertise infirmière, et affirmer une vision infirmière de la santé (prévention, éducation à la santé, accompagnement, relation d’aide).
Pour favoriser le maintien à domicile des personnes âgées, il faut instituer une consultation infirmière d’évaluation et de coordination du parcours de santé (analyse de la situation de la personne, bilan vaccinal, planification des besoins et des interventions nécessaires).
Pour décharger les services d’urgences, il faut instituer une consultation infirmière de premier recours pour la prise en charge des affections bénignes, ou des petites plaies. Avec réorientation si besoin vers le médecin généraliste ou spécialiste.
Pour favoriser la lutte contre la douleur, et réduire les risques de l’automédication, il est grand temps d’autoriser la prescription infirmière des antalgiques mineurs en vente libre.
Face à la montée des soins aux personnes du quatrième âge avec perte d’autonomie, au développement de la prévention et du dépistage des maladies chroniques, le secteur de la santé posera des problèmes d’organisation et d’éthique toujours plus complexes. L’un des rôles de la profession infirmière sera de servir de garde-fou face à la tentation du contrôle économique entrainant des restrictions de soins individuels, au nom d’une vision macroéconomique des dépenses de santé publique. Les personnes malades sont par définition plus vulnérables, aussi les infirmières doivent être en première ligne pour affirmer que seuls les besoins des patients doivent déterminer le type et le coût des traitements.
Face à la dérive technicienne, et à la tentation de tout standardiser par des protocoles et des normes, l’infirmière est là pour garantir la personnalisation des soins, sa compétence et sa faculté de jugement débouchant sur une meilleure qualité des soins.
Sur le sens du soin, voir également :
Relation soignant-soigné : respecter la personne malade
http://www.syndicat-infirmier.com/Relation-soignant-soigne-respecter.html