Santé mentale : quand l’infirmier tient le fil du soin

15 septembre 2025
Un Français sur cinq connaîtra un épisode de trouble psychique dans sa vie. Les passages aux urgences pour motif psychiatrique dépassent 560 000 par an. Les lits ferment, les files d’attente s’allongent, les crises s’aggravent.
La demande explose alors que l’offre se contracte. Car face à cette vague silencieuse, l’organisation des soins reste celle d’hier. Les Centres Médico-Psychologique CMP ferment leurs portes le soir, les rendez-vous se prennent à plusieurs semaines, les appels d’urgence restent sans solution faute de professionnels disponibles. Conséquence : les décompensations deviennent plus fréquentes, les hospitalisations sous contrainte progressent, les équipes s’épuisent.
D’où une question simple : qui tient encore la première ligne ? Chaque jour, des milliers d’infirmiers sont au contact de cette souffrance. Dans les CMP, dans les services d’urgences, en libéral, à domicile, en santé scolaire ou en santé au travail, ils sont souvent les premiers à entendre le malaise et les derniers à quitter le domicile après une crise.
La santé mentale est aujourd’hui l’un des premiers motifs d’arrêt de travail en France. Elle représente 15 % du fardeau mondial de la maladie mais à peine 2 % des budgets de santé. En dix ans, la psychiatrie a perdu plus de 6 600 lits d’hospitalisation complète. À l’hôpital public, moins de six postes de psychiatres sur dix sont pourvus. Le centre de gravité bascule : la ville et le domicile absorbent ce que l’hôpital ne peut plus.
Dans ce contexte, les infirmiers tiennent la ligne. Ils accueillent les patients aux urgences, mènent les entretiens d’évaluation, coordonnent avec les familles, surveillent les traitements, préviennent les rechutes. Mais leur rôle reste encore trop limité par les textes, leur autonomie freinée, leurs compétences sous-utilisées. Résultat : une spirale infernale — moins de prévention, plus de crises, plus d’hospitalisations.
Pour rompre cette spirale, il faut structurer ce qui fonctionne déjà. Les modèles de “soins collaboratifs”, éprouvés depuis vingt ans à l’international, donnent des résultats solides : baisse des symptômes dépressifs et anxieux, réduction du risque suicidaire, satisfaction accrue des patients et meilleure efficacité économique.
Au cœur de ces modèles : un infirmier référent clinique, formé, qui coordonne les rendez-vous, relance les patients, évalue les progrès, ajuste le plan de soins avec le médecin traitant et le psychiatre ressource. Par exemple, en cancérologie, les IDECC (IDE Coordonnateur en Cancérologie) ou infirmier Pivot, apportent une réponse aux besoins des patients d’être écoutés, entendus, soutenus, mais aussi informés efficacement pour une meilleure adaptation à leur nouvelle situation. Ces IDECC ou Pivots coordonnent, évaluent, informent et accompagnent les patients. Ces infirmiers référents cliniques sont joignables et peuvent répondre à leurs questions et à celles de leurs proches. Ils peuvent évaluer leurs besoins, leurs difficultés et les orienter vers les professionnels ressources de façon pertinente. Nous devons structurer le même modèle en santé mentale !
En France, des expérimentations voient le jour dans certaines CPTS et maisons de santé. Par exemple, en Ile de France, le dispositif SÉSAME (Soins Et Soutien en Médecine gÉnÉrale pour les troubles mentaux frEquents) propose une organisation innovante : un infirmier expérimenté en psychiatrie intervient sur indication du médecin généraliste, pour évaluer et accompagner les patients, en lien avec un psychiatre référent qui n’est pas en contact direct avec la personne suivie. Ce modèle permet de maintenir en soins de ville des patients présentant des troubles fréquents (troubles anxieux et/ou dépressifs modérés voire sévères), tout en renforçant la coordination entre professionnels. Déployé depuis 2019 dans le cadre sous un format expérimental, SÉSAME existe dans cinq des huit départements franciliens (Paris, Yvelines, Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-d’Oise).
Les résultats sont prometteurs : moins de ruptures de suivi, moins de ré-hospitalisations, délais de prise en charge divisés par deux. L’infirmier référent clinique devient alors la clé d’un système qui relie l’amont (repérage, prévention) et l’aval (hospitalisation, réhabilitation).
Ce rôle d’infirmier référent clinique prolonge une histoire française. Les infirmiers de secteur psychiatrique (ISP) ont longtemps porté l’intervention de proximité, l’observation fine du milieu, la prévention des décompensations. Leur formation spécifique a cessé en 1992. Avec elle s’est effritée une expertise clinique de terrain : ateliers, visites, travail de réseau, repérage des signaux faibles. L’infirmier référent clinique vise à réactiver cette compétence au plus près des patients, en ville et à domicile : suivi structuré, relances proactives, coordination serrée avec le médecin traitant et le psychiatre ressource.
L’infirmier référent clinique est un infirmier généraliste formé spécifiquement (DU, formations internes) et intégré dans une équipe pluriprofessionnelle. Il maintient le lien, repère les décrochages précoces, réduit les ruptures de suivi et les hospitalisations évitables. Il accompagne et coordonne, tandis que l’IPA consulte et décide. Son rôle est différent de l’IPA, titulaire d’un master, qui prend des décisions cliniques, réduit les délais d’accès, sécurise le diagnostic, ajuste le traitement en autonomie, et sert de recours pour les situations complexes. Deux fonctions, deux temporalités : l’infirmier référent clinique suit, l’IPA tranche.
L’accès direct aux infirmiers en pratique avancée (IPA) santé mentale est une avancée récente. Depuis le 22 janvier 2025, il permet à un patient d’aller voir directement un IPA (salarié au sein d’un établissement de santé ou IPA libéral dans une structure d’exercice coordonné) sans passer par un médecin pour une évaluation initiale, un bilan somatique ou un ajustement thérapeutique simple. Ce gain de temps peut éviter qu’une situation ne dégénère en crise. Concrètement, l’accès direct résorbe l’attente et sécurise les cas instables.
La prévention du suicide passe par un repérage standardisé, suivi d’une consultation initiale, de bilans somatiques simples et d’ajustements thérapeutiques encadrés :
– Le 3114 (numéro national de prévention du suicide) prend la crise à chaud : évaluation, apaisement, orientation vers les ressources locales.
– Le SAMU Psy, régulation psychiatrique adossée au 15, gère les situations complexes, déclenche une évaluation spécialisée, mobilise une équipe mobile ou oriente en priorité vers un centre d’accueil et de crise (CAC).
– VigilanS (Dispositif de recontact après tentative de suicide) reprend le fil en post-crise : recontacts planifiés pour éviter la rupture et détecter tôt les signaux de rechute, avec relance si silence radio, alerte au médecin traitant.
– Les CAC assurent l’accueil non programmé, la décrispation des situations et l’orientation courte. Beaucoup périclitent faute de moyens humains : horaires réduits, fermetures temporaires, files d’attente. Chaque perte de capacité retombe sur les urgences.
– Ensemble, ils forment un chaînage “crise / suivi” qui renforce la sécurité des patients et la continuité des soins Tout doit être tracé dans le DMP. La barre est fixée : premier rendez-vous sous sept jours, aucune rupture à trois mois.
Le repérage précoce est l’autre pilier. Les échelles validées comme le PHQ-9 pour la dépression, le GAD-7 pour l’anxiété ou la C-SSRS pour le risque suicidaire permettent d’objectiver la situation. Elles aident l’infirmier à décider du niveau d’urgence et à déclencher les relais adaptés : médecin traitant, psychiatre, CMP, numéro national de prévention du suicide. Elles donnent aussi un langage commun à tous les professionnels impliqués. Un même vocabulaire, des décisions plus rapides.
Dans les lycées, 24 % des adolescents déclarent avoir eu des pensées suicidaires au cours des douze derniers mois, 31 % des filles contre 17 % des garçons. Les infirmiers scolaires sont souvent les seuls professionnels de santé accessibles sans rendez-vous. Formés à l’utilisation de ces outils, ils peuvent mettre en place un plan de sécurité, informer les parents, organiser un suivi dans les 72 h. C’est parfois la différence entre un appel à l’aide entendu et un passage à l’acte.
Après l’école, le travail concentre d’autres vulnérabilités. En santé au travail, les infirmiers repèrent les signaux précoces : insomnies, isolement, conflits répétés, épuisement. En appliquant les lignes directrices de l’OMS publiées en 2022, ils peuvent proposer des aménagements de poste, déclencher une prise en charge psychologique, éviter un arrêt prolongé ou une désinsertion professionnelle. Ces actions ciblées réduisent l’absentéisme, améliorent le maintien dans l’emploi et soutiennent les collectifs de travail.
La dimension relationnelle reste enfin centrale. Chaque entretien, chaque appel, chaque relance construit la confiance. Des études montrent que le suivi infirmier post-hospitalisation diminue le risque de récidive après une tentative de suicide et améliore l’observance thérapeutique. Les patients se sentent moins seuls, plus impliqués dans leur parcours de soins.
Reste la question des moyens. Sans effectifs suffisants, sans temps dédié, la meilleure stratégie reste théorique. Les ratios patients par infirmière en psychiatrie ne sont toujours pas opposables, malgré la loi adoptée en janvier 2025, faute de décrets d’application. Dans certaines unités, une seule infirmière assure la surveillance de vingt patients la nuit. Comment évaluer correctement les risques ou engager un entretien dans ces conditions ?
L’équation économique finit toujours par rattraper la clinique. La santé mentale coûte cher à la société : arrêts de travail, désinsertion professionnelle, hospitalisations répétées. Mais le coût de l’inaction est plus élevé encore. Chaque jour perdu augmente le risque de passage à l’acte, de rupture sociale, de chronicisation.
Former, outiller et reconnaître les infirmiers en santé mentale n’est donc pas une option. C’est une stratégie de santé publique qui peut changer le visage des soins, réduire les hospitalisations et offrir des perspectives de rétablissement plus rapides. La question n’est plus de savoir si leur rôle doit évoluer. La question est : combien de crises faudra-t-il encore avant de leur donner les moyens d’agir ?