L’appel de 1 200 soignants : « Nous n’avons pas choisi ce métier pour vous faire subir cette violence et être maltraitants »

16 décembre 2023

Dans une tribune au « Monde », les soignants décrivent les « dilemmes éthiques intenables » auxquels ils sont confrontés faute de lits et de personnel, et appellent les députés à voter la proposition de loi garantissant un nombre maximal de patients par soignant (5 octobre 2023)

Nous ne vous écrivons pas pour obte­nir votre sym­pa­thie ni votre empa­thie. Vous avez, main­tes fois, entendu parler des condi­tions dif­fi­ci­les dans les­quel­les nous fai­sons notre tra­vail, vous nous avez applau­dis pen­dant la crise due au Covid-19, par­fois accom­pa­gnés en mani­fes­ta­tion, et nous vous remer­cions pour votre sou­tien.

Nous vous écrivons, aujourd’hui, pour vous aler­ter du danger auquel vous êtes expo­sés : doré­na­vant, nous, soi­gnants, sommes contraints en toutes cir­cons­tan­ces de trier les patients, de vous trier. Pis : par­fois, nous n’arri­vons même plus à vous prio­ri­ser par ordre de gra­vité.

Nous vous trions quand vous faites le 15. C’était normal quand le 15 était un numéro d’urgence per­met­tant une prise en charge rapide des situa­tions vita­les (arrêt car­dia­que, acci­dent vas­cu­laire céré­bral…). Mais si vous avez déjà attendu de lon­gues minu­tes angois­san­tes pour vous ou l’un de vos pro­ches, et insisté, sans succès, pour accé­der aux urgen­ces de votre ville, vous le savez, le 15 est devenu main­te­nant l’outil de triage pour accé­der aux urgen­ces. Le temps d’attente a de ce fait dra­ma­ti­que­ment aug­menté.

Cela met en danger ceux d’entre vous qui ont besoin d’une prise en charge immé­diate. Dans cer­tai­nes zones, comme en Vendée cet été, c’est pire. Vous arri­vez avec une ou plu­sieurs heures de retard par rap­port à ce qui est consi­déré comme accep­ta­ble pour une urgence car­dia­que. Il est pro­ba­ble que bon nombre d’entre vous ne soient même plus pris en charge.

Si vous arri­vez malgré tout à accé­der à un ser­vice d’urgen­ces – s’il n’est pas fermé, comme ce fut le cas dans 163 villes de France, au moins ponc­tuel­le­ment, cet été –, nous ne sommes plus en nombre suf­fi­sant pour pren­dre cor­rec­te­ment en charge votre pro­blème médi­cal et répon­dre à vos ques­tions. Dans un grand hôpi­tal de France – nous n’avons pas le droit de donner de nom –, il manque aux urgen­ces encore ouver­tes trente infir­miè­res sur un effec­tif théo­ri­que de soixante-cinq. Nous nous épuisons. Mais nous ne vous le disons pas. Parce que le pire est pour vous.

Nous espé­rons en silence

Nous ne vous disons pas non plus qu’il n’y a pas assez de lits dans notre hôpi­tal. Près de 80 000 lits d’hôpi­taux ont été sup­pri­més entre 2003 et 2019 par volonté poli­ti­que de pro­mou­voir les soins de moins de vingt-quatre heures. Et actuel­le­ment, en raison de la démis­sion du per­son­nel, il y a dans cer­tains hôpi­taux de France jusqu’à 30 % de lits fermés, par­fois des ser­vi­ces entiers.

Dès votre arri­vée, si vous avez besoin de rester à l’hôpi­tal, nous savons qu’il sera très dif­fi­cile de trou­ver un ser­vice pour vous accueillir. Pour éviter que vous finis­siez sur un bran­card dans un cou­loir, nous allons être obnu­bi­lés par l’idée de vous faire retour­ner chez vous et ce, dans cer­tains endroits, qu’il fasse jour ou nuit, que vous viviez seul ou non, que vous soyez un enfant ou une per­sonne âgée. Cela nous rend désa­gréa­bles, parce que nous sommes confron­tés à des dilem­mes éthiques inte­na­bles et n’avons pas choisi ce métier pour vous faire subir cette vio­lence, pour être mal­trai­tants.

Il nous arrive donc de vous ren­voyer chez vous, alors que vous auriez dû être hos­pi­ta­lisé, en vous disant que l’hôpi­tal vous rap­pel­lera. Que deve­nez-vous ensuite ? Aucun d’entre nous n’aura le temps de pren­dre de vos nou­vel­les. Nous espé­rons en silence que des col­lè­gues de l’hôpi­tal vous appel­le­ront vrai­ment, et vous soi­gne­ront.

Nous vous trions aussi quand vous atten­dez une inter­ven­tion chi­rur­gi­cale. Vous avez remar­qué que votre date est éloignée puis repor­tée, par­fois de plu­sieurs semai­nes. Vous nous appe­lez et nous envoyez des photos ter­ri­bles pour par­ta­ger votre angoisse. Mais nous n’avons plus assez de blocs opé­ra­toi­res ouverts, là aussi, par manque de per­son­nel. Alors nous essayons de vous prio­ri­ser, mais nous n’y arri­vons plus.

Cet ordre n’a sou­vent plus vrai­ment de sens médi­cal. Il ne peut plus être éthique. Il nous fait perdre la tête. Dans un grand hôpi­tal de France, un chef de ser­vice de can­cé­ro­lo­gie diges­tive raconte qu’il arrive le matin la boule au ventre à l’idée de faire ce clas­se­ment. Et ima­gi­nez l’état de la secré­taire qui vous appelle pour repor­ter encore votre date d’inter­ven­tion. Elle aussi perd la tête. Parce qu’elle n’a pas choisi ce métier pour vous faire subir cela. Mais nous savons que le pire est pour vous.

« Bloqueur de lit »

Nous vous trions aussi quand vous nous appe­lez direc­te­ment pour être pris en charge dans nos ser­vi­ces. Vous avez raison, vous avez besoin d’être hos­pi­ta­lisé. Mais, vous l’avez com­pris, nous man­quons de lits par manque de per­son­nel. Alors, là encore, nous vous prio­ri­sons. Mais la liste d’attente s’allonge et ne peut plus suivre la logi­que des recom­man­da­tions médi­ca­les.

Une femme suivie dans un grand hôpi­tal de France a attendu plu­sieurs jours, chez elle, avec un abcès gan­grené du pied, dans l’attente d’une place dis­po­ni­ble en hos­pi­ta­li­sa­tion. Elle a dû être ampu­tée. Cela n’aurait pas dû lui arri­ver, et aurait pro­ba­ble­ment été évité si elle avait été prise en charge plus tôt. Nous avons les com­pé­ten­ces pour éviter cela, mais nous n’avons plus les moyens. Nous ne lui avons pas dit qu’elle a subi ce que nous appe­lons une « perte de chance ». C’est un nou­veau diag­nos­tic fré­quent. Il nous fait honte. C’est pour­quoi aujourd’hui nous avons décidé de vous en parler.

Parce que, de nou­veau, les direc­tions nous par­lent, elles, d’argent, du défi­cit finan­cier de nos hôpi­taux. On nous expli­que que, pour faire des recet­tes, il faut faire de l’acti­vité, c’est-à-dire qu’il faut vous faire sortir le plus vite pos­si­ble. Comme si nous vous gar­dions à l’hôpi­tal par plai­sir, pen­dant que d’autres patients, par dizai­nes, atten­dent une place. Nous deve­nons là aussi obnu­bi­lés par votre sortie. Au risque de voir votre état se dégra­der chez vous. Et si vous n’êtes pas en état de ren­trer chez vous, on vous appelle un « blo­queur de lit ». C’est parce que de nom­breux lits sont fermés dans les cen­tres de soins de suite et de réa­dap­ta­tion où vous devriez aller. Le per­son­nel est parti.

Nous refu­sons de pour­sui­vre dans cette logi­que de l’hôpi­tal-entre­prise qui est un échec cui­sant : les per­son­nels ont démis­sionné en masse, ceux qui se for­ment aban­don­nent. Nous vous aler­tons, parce que nous pen­sons qu’il existe des solu­tions.

Redonner le goût de l’hôpi­tal public

La moitié des infir­miè­res et infir­miers chan­gent de métier dans les dix ans. Ce n’est pas normal. La moitié de celles et ceux qui sont en inté­rim nous don­nent la réponse : ils seraient prêts à reve­nir à l’hôpi­tal public si leurs condi­tions d’exer­cice étaient garan­ties, si on res­pec­tait leur plan­ning prévu à l’avance, si on valo­ri­sait leur tra­vail. Les métiers du soin sont des métiers à forte ten­sion humaine et à forte res­pon­sa­bi­lité, ils néces­si­tent un mini­mum de reconnais­sance. Il faut finan­cer cor­rec­te­ment le ser­vice rendu.

Nous vou­lons inver­ser la logi­que actuelle : que nous soyons en nombre et bien formés, que nous puis­sions tra­vailler dans une équipe stable dont le but est de donner des soins de qua­lité.

Il faut défi­nir un nombre maxi­mal de patients par infir­mière, par aide-soi­gnante. C’est ce que nous appe­lons le ratio. Nous pen­sons qu’il faut qu’il soit garanti, pour qu’enfin nous puis­sions vous soi­gner cor­rec­te­ment.

En février, le Sénat a voté une pro­po­si­tion de loi pour garan­tir des ratios (nombre de patients par soi­gnant) cor­rects. Ce serait un signal fort qu’il soit voté par l’Assemblée natio­nale. Avec une rému­né­ra­tion des soi­gnants à la hau­teur des enjeux, et les moyens d’une amé­lio­ra­tion des condi­tions d’exer­cice de nos métiers, la situa­tion peut s’amé­lio­rer rapi­de­ment. Les blocs rou­vri­raient, les lits rou­vri­raient, les urgen­ces rou­vri­raient, car les per­son­nes et les com­pé­ten­ces sont tou­jours dans notre pays. Il faut leur redon­ner le goût de l’hôpi­tal public. Pour pou­voir vous soi­gner dans des condi­tions dignes, avec une qua­lité et une sécu­rité des soins que vous êtes en droit d’atten­dre, et pour que nous n’ayons plus à vous trier.

Source :
https://www.lemonde.fr/idees/arti­cle/2023/10/05/l-appel-de-1-200-soi­gnants-nous-n-avons-pas-choisi-ce-metier-pour-vous-faire-subir-cette-vio­lence-et-etre-mal­trai­tants_6192554_3232.html

Premiers signa­tai­res :
Thierry Amouroux, infir­mier, porte-parole du Syndicat natio­nal des pro­fes­sion­nels infir­miers ; Amélie Cheysson, sage-femme, Blois ; Agnès Hartemann, méde­cin, Paris ; Corinne Jacques André, aide-soi­gnante, Paris ; Jean-Luc Jouve, chi­rur­gien, pré­si­dent de la com­mis­sion médi­cale d’établissement de l’Assistance publi­que-Hôpitaux de Marseille ; Marie Lagrange-Xelot, méde­cin, Saint-Denis de La Réunion ; Cécile Neffati, psy­cho­lo­gue, Draguignan (Var) ; Pierre Schwob, infir­mier, pré­si­dent du Collectif inter-urgen­ces, Clichy (Hauts-de-Seine) ; Anne-Françoise Thiollier, infir­mière pué­ri­cultrice, Paris ; Magali Trouvé, psy­chia­tre, Avignon.

Retrouvez la liste com­plète des signa­tai­res sur ce lien :
https://let­treou­ver­te­soi­gnant­shos­pi­ta­liers.word­press.com/

Partager l'article